Evgenia Saré, maîtresse du jeu
Commençons par le plus incroyable : avec de simples pinceaux et une palette de peinture, Evgenia Saré a inventé une nouvelle espèce vivante et un nouvel ordre du monde. Rien que ça ! Et, cerise sur le gâteau, avec un charme discret et une modestie confondante. Les êtres qu’elle a façonnés sont hors du temps, imperméables à la cruauté et à la noirceur, aux effets de mode. L’air de rien, le visage doux et souvent impassible, ces êtres font voler en éclats les murs que nos sociétés érigent entre les sexes, les espèces, les époques. Ces êtres font société, sans se soumettre à des rapports de force, ni à une hiérarchie. Ils sont essentiellement contemplatifs et oisifs. Les seules activités qu’ils mènent sont sous les signes du jeu, de la musique et de la danse. L’argent est absent de leurs mœurs. L’ambition est une vue de l’esprit. Ils ont la pureté des enfants, le sérieux des adultes et la sagesse des anciens. Les canons de la beauté ne les effleurent pas, ne les tyrannisent pas. Saré, en magicienne démiurge, a trouvé la recette de l’immortalité. En accentuant les plis aux visages, les difformités, les boursoufflures, elle a donné à ses personnages une étonnante plasticité, les affranchissant par la même occasion des affres de la vieillesse, et leur permettant de défier les lois basiques de l’anatomie et même de la gravité.
Mais Saré est surtout une formidable maîtresse du jeu.
Elle sait que, pour qu’un jeu opère, il faut des règles et un cadre. Plus le jeu sera structuré, pensé avec rigueur et technicité, plus le public plongera avec passion dans son univers. La touche de Saré, impressionnante de maîtrise, ses connaissances implacables en matière de costumes et d’accessoires, lui permettent de prendre le public par la main et de le mener, l’air de rien, sur un chemin au-delà du sens, du raisonnable, du rationnel et du respectable.
Avec Saré, on ne prend pas l’amusement à la légère. Ses personnages sont d’autant plus drolatiques qu’ils ne rient jamais, ou très peu. C’est parce qu’ils ont conscience d’avoir un rôle important à jouer : celui de faire oublier le vaste plateau de jeu, absurde, cruel et chaotique de notre monde. Avec Saré, chaque figure ou créature, aussi grotesque soitelle, a le sens des responsabilités et de la dignité. On sait que le jeu s’effondrerait si on basculait dans la vulgarité ou la farce. Alors, on s’habille, on joue, on danse, mais sans relâchement ni désinvolture. Comme Buster Keaton dans ses films, les personnages de Saré savent que les frontières entre l’humour et la tragédie, les rires et les larmes sont ténues. Alors on se contrôle, on se retient de rire, même quand on a un chien rose sur la tête. Ce n’est pas à ce personnage-là de dire si la situation est drôle, effrayante ou ridicule. C’est au spectateur de trancher. Oui, Saré est bien une formidable maîtresse du jeu : elle dépose, sur le plateau, les règles et ses transgressions, l’ordre et le chaos, le sérieux et le grotesque. C’est au spectateur de lancer les dés et de choisir la voie qu’il va prendre. Il peut rire s’il le souhaite, mais qu’il ne cherche pas une quelconque aide sur le visage des personnages de Saré. Ils resteront impassibles, mystérieux, énigmatiques. Il y a suffisamment d’indices et d’éléments en présence pour se faire son idée. Et ce n’est pas aux gardiens du temple d’en révéler les secrets.
Enfin, nous ne pouvons pas achever ce texte sans évoquer notre propre rapport à l‘œuvre de Saré. Il faut le confesser : nous avons été victimes de l’envoûtement de la magicienne. Le souffle génialement hybride qui traverse ce monde foisonnant, nous a portés et s’est incarné rapidement dans notre imaginaire, puis sur une feuille. Un scénario est né, intitulé Métamorphoses. Ainsi, nous avons écrit et réalisé un court-métrage de fiction insolite, en mêlant prises de vues réelles et animations 3D. Nous nous sommes amusés à confronter un duo d’inspecteurs de police, particulièrement pragmatiques et conformistes, au monde de Saré qui prend vie et débarque dans le réel, provoquant moult quiproquos, rebondissements et tourbillons visuels. Nous sortons à peine de cette incroyable aventure et le moins qu’on puisse dire, c’est que notre vie ne sera plus jamais la même. On rit beaucoup, mais dans le miroir, notre visage semble toujours impassible. Certains jours, une petite créature en forme de poulet déplumé et au fessier proéminent se pose sur notre épaule. La nuit dernière, un chien rose nous a murmuré quelque chose à l’oreille. Vous allez nous croire fous, mais nous sommes obligés de vous dire ce qu’il nous a confié avec beaucoup de sérieux : « Ne le dites à personne, mais c’est vous les gardiens du temple. »
Préface du catalogue Saré 2023